Ballade sur le boulevard de la Bataille de Stalingrad

J'ai trouvé Flo. Je me suis renseigné sur Internet. Je sais, ça ne se fait pas, c'est glauque. On appelle ça traque furtive ou stalking : surveiller une personne à son insu, connaitre sa vie sans qu'elle s'en doute, alors qu'elle ne connait même pas votre existence.

Flo sait-elle que j'existe ?

Amélie m'avait dit que Flo venait d'être embauchée par une association de défense des forêts, le Réseau Alternatives Forestières. Sur leur site web il y a une liste des antennes en France. Là, à Chazeuil, le petit village de Corrèze, j'ai trouvé la piste de Florence : son nom de famille, son CV, son parcours.

Flo est née en 1972, mais je n'ai rien trouvé concernant son enfance : son histoire sur Internet commence avec l'obtention de son BTS Gestion Forestière, qui lui permettra de travailler pendant dix ans à l'Office National des Forêts. Dans ce cadre elle s'engage sur le front de la défense de la biodiversité, participe à un projet d'implentation d'éoliennes. On peut suivre alors son parcours ardéchois : salariée à la scop Ardelaine où elle anime des ateliers et des ciné-débats, elle se lance ensuite dans un projet agricole avec l'élevage caprin, la confection et la vente de fromages. Elle travaille dur sur ce projet pendant cinq ans puis rejoint une association, Bois 07 où elle prend en charge l'activité négoce de bois.

J'imagine Flo à Coux, ce petit village de pierres typique de l'Ardèche, au sommet d'une colline surplombant la vallée de l'Ouvèze. Elle parcours les ruelles étroites en saluant les habitants, des néo-ruraux installés ici depuis les années soixante-dix, quelques couples plus jeunes ayant fui la ville.

Coux est un village de lumière. On quitte l'autoroute A7 au Pouzin, on suit la route qui serpente le long de l'Ouvèze, on traverse quelques villages aux vieilles maisons mitoyennes alignées de chaque coté de la départementale. Soudain on est ébloui. Coux et son clocher nous saluent. De jour Coux est éclaboussé de soleil. De nuit il est tout illuminé et brille comme un village de contes. Mais dès le virage suivant la magie disparait brutalement. Tout devient gris, triste, le panneau Privas au détour d'un lacet, les maisons décrépites, les publicités pour les supermarchés et leurs stations-essence, leurs McDo.

Je n'ai jamais franchi le petit pont de pierre.

Pendant quelques temps Flo est projectionniste au cinéma de Privas. En 2011, elle est suppléante aux élections cantonales pour la canton de Privas. J'ai trouvé la photo de campagne sur les archives du site web d'Europe Ecologie les Verts. On y voit Flo en simple sous-pull noir et gilet de laine orangé. Ses cheveux bruns coupés courts sont en bataille, elle a un sourire doux et un regard déterminé, un peu rêveur.

Une fin d'été après un beau tour en vélo avec Julia sur la route des sucs jusqu'au village des Estables, nous décidons de resdecsendre à Fey par le col des Quatre Vios, en passant par Mezilhac. C'est la Fête de la Myrtille ce dimanche, le temps n'est pas idéal, il fait gris mais l'ambiance est agréable, il y a des ventes de produits du Plateau. Pendant que Julia étudie les patisseries à la crème de marron je m'arrête devant le stand de l'association Ardelaine. J'imagine, quelques années en arrière, Flo, Amélie, Sébastien discuter en riant. Quelques échos, la voix et le rire d'Amélie puis nous reprenons nos vélos, partons rejoindre mes parents dans la vallée de la Volane. Ils ont gardé les enfants pour que Julia et moi puissions passer un peu de temps ensemble, profiter des paysages du Plateau Ardéchois que nous aimons tant.

Flo a quitté l'Ardèche. Sur le site du Réseau Alternatives Forestières on peut écouter une interview qu'elle a accordée à l'occasion d'une rencontre consacrée aux forêts. Je ne suis pas surpris par son ton, son élocution franche et respectueuse. Flo est active, militante, si on cherche un peu on peut la voir et l'écouter partager son amour pour la forêt sur les sites de partis écologistes, sur France Culture, dans la Revue Dessinée, sur France 3 Nouvelle Aquitaine où un reportage lui est consacré. Flo caresse les arbres, maintenant ses cheveux sont gris, on n'est pas non plus surpris de l'entendre souvent parler de douceur.

Je traverse lentement la place Charles Hernu. J'aime cet endroit, surtout quand j'ai le temps. Je suis sorti du bureau à l'heure habituelle, mais ce soir je ne rentre pas pour manger avec Julia et les enfants, je vais rejoindre Holger pour faire un peu de musique. J'ai ma guitare électrique avec moi, une Epiphone que j'aime beaucoup.

Ce plaisir de passer dans le quartier du Tonkin, le Parc de l'Europe. J'ai pris des sushis pour la soirée, deux menus Shirashi servis dans des sacs en papier kraft, en attendant que le cuisinier prépare ma commande j'ai siroté une Asaï au comptoir. J'ai encore le temps. Je sors du restaurant de sushis avec l'intention de m'asseoir sur un banc pour écrire un peu dans mon journal, mais je me rends compte que sur cette grande place, il n'y a pas de bancs. Ici on ne peut pas s'asseoir, seulement passer, ou alors s'arrêter pour écouter les étudiants d'écoles de commerce en blousons de couleur vive essayer de récolter des dons pour des associations. Bien qu'on ne m'y ait pas invité je décide de m'asseoir discrètement à la terrasse du McDo; je sors mon cahier et mon stylo. Je pense à Julia, au boulot, à Amélie.

Je suis en train de lire The Waves de Viriginia Woolf, cela agit sûrement sur mon humeur. Je regarde passer les bus et les tramways. Je respire les odeurs de la ville, de frite et de shit. Je parle à Jimmy, mon journal. J’aime cette ville, je m’y sens bien. J’ai le temps. Julia elle ne la supporte plus, quand nous revenons de vacances, du sud par l’A7, en arrivant à Feyzin, à Saint-Fons, elle se met en colère. La souffrance de Julia, c'est pour moi des ondes que je vis comme des agressions. J’écris beaucoup, en ce moment. Le soleil d’octobre se couche sur Villeurbanne.

Je pense à Amélie. Avant aujourd'hui, je ne l’avais croisée qu’une fois ou deux, silouhette penchée à son poste de travail en arrière-plan d'une réunion. C'était dans les anciens locaux d'Alteca, les rares fois où je rendais visite au support technique. On m’avait dit qu’elle était un peu écolo, qu’elle travaillait à mi-temps pour retaper une vieille maison en Ardèche. Cela m’avait intrigué. En 2016, il était encore rare de travailler à temps partiel pour une autre raison que garder des enfants.

Amélie n’était pas aux ateliers théatre qui ont eu lieu en début d’année, pourtant elle était à la réunion ce midi, en salle Madrid. L’expérimentation a été un succès, le CE propose de lancer un cours hebdomadaire, toujours animé par Mathieu, avec pour objectif monter une pièce au mois de juin de l’année prochaine. A la réunion je connais tout le monde, sauf cette fille. Elle a une voix incroyable. Elle porte un débardeur noir, un pantalon, quelques mèches rebelles lui tombent sur le front. Elle est vraiment très belle.

J'ai commencé mon journal en 2006, au coeur de ce que j'appelle maintenant les années noires. Je pensais que cela m'aiderait, sans trop savoir à quoi. Après quelques années de pause j'ai repris, Sacha avait quelques mois, je m'en souviens, il s'était endormi dans sa poussette, je buvais un café à la terrasse de la boulangerie de Ménival. Avec le recul c'est assez facile d'y voir une logique : la PMA, Sacha, le journal, et le 18 octobre 2018 la rencontrer. Ce soir place Charles Hernu j'essaie de décrire à un cahier d'écolier mes impressions, après avoir croisé Amélie.

Au mois de novembre les cours de théatre commencent. Nous faisons un tour de table pour parler de notre expérience avec en tant que spectateur ou comédien. Amélie parle après moi : elle a déjà fait du théâtre, et ce qu'elle souhaite, c'est jouer des émotions. Puis nous lisons des extraits de pièces que Mathieu a sélectionnées, de Joël Pomerat, Dennis Kelly. Marion me surprend par son ton agressif, je ne voyais pas le personnage de Jess comme ça. Et Amélie, sa lecture me sidère. Sa présence vocale et physique irradie tout l'espace. Elle est incroyablement belle.

Je la croise le mardi, et souvent, les autres jours, le soir, je pense à elle, je commence à m'inventer des histoires.

J'ai un souvenir fiévreux des vacances de Noël. Comme si je couvais quelque-chose. Dans ma belle-famille, l'ambiance est exceptionnellement apaisée, pas de pique personnelle agressive, ni de départ en pleurs le soir du 24 comme l'année précédente. Après quelques verres de Chartreuse, le compagnon de la soeur de Julia révèle sa nature cachée, il est drôle et gentil.

Après la Chartreuse nous partons en Ardèche, dans ma famille. Ma grand-mère alitée prend son arrière-petit-fils dans les bras, puis nous montons sur le plateau Ardéchois, aux Estables, tous ensemble, avec mes parents et mes soeurs, nous déjeunons à l'auberge, marchons dans le froid vif et la lumière unique, les arbres sont gelés, on marche dans le bois d'un conte hivernal. Le soir au Chalet d'Ambre il y a des guitares, nous buvons des bières locales, la salle commune est chaleureuse, tapissée de bibliothèques débordant de livres, on chante, puis on mange, tout devient de plus en plus flou, avec la fatigue, après cette longue période de travail, Sacha est encore petit, tout est lumière, joie mélée de tristesse, parce que je sens que c'est là, je ne sais pas encore bien ce que c'est mais ça grandit vite, ça s'impose tout doucement.

La nuit Salomé est malade, elle vomit dans son lit superposé. A 4h nous changeons les draps, cherchons des serpillières en essayant de ne pas réveiller Sacha, mes parents, les autres clients de l'auberge. Le lendemain nous prenons congé de nos hotes, nous promettant de revenir.

De retour à Fey, dans la petite maison de mes parents, nous préparons le réveillon. Chacun propose un plat qu'il aime, maman veut des petits boudins blancs, Julia s'occupe du dessert, moi ce sera le Champagne, je prends quatre bouteilles de Mumm rosé. Je ne sais pas de quoi c'est le début ou la fin mais tout a un air unique, de dernière fois, de basculement peut-être, c'est ce qui rend ce moment intense, je crois. On rit, on est heureux d'être ensemble, dans la véranda de la petite maison de Fey. Je bois beaucoup de Champagne.

Je repense aux vacances qui s'évaporent en prenant mon bus, le matin du 3 janvier. Je regarde les gens, les filles. Demain on reprend les ateliers théâtre.

Je pense à elle. J'anticipe les mardis pour la voir, commence à me demander où est son bureau, qui sont ses collègues. Chaque mardi je la vois, je la regarde jouer, elle est de plus en plus belle.

Je commence à faire des rêves. Nous discutons accoudés au bar à une soirée corpo, ignorant la fête et les collègues autour de nous. Ou : la fille du support technique s'assoie à coté de moi dans un car, prend ma main. Reminsisence de Typhaine, peut-être, pendant le voyage scolaire en Italie en cinquième, restée à mes cotés une vingtaine de minutes avant de partir en pleurs retrouver sa soeur jumelle.

Je pense à Amélie tout le temps. Le cours de théatre d'une heure et demi par semaine devient une hallucination, qui perdure parfois l'après-midi, et au fil des semaines, les jours suivants. Quand des exercices d'impro nous rapprochent, physiquement, je ne comprends pas ce qui se passe. Son corps près du mien. Nous n'avons pas de scène en commun, nous n'avons jamais discuté, sauf une fois, quelques secondes, elle a un tote bag du journal Les Jours, que je lis aussi. J'imagine Amélie de gauche, engagée, j'invente mon Amélie, des histoires imaginaires de plus en plus ridicules à partir de quelque bribes de réalité.

Cette réalité commence à s'amuser un peu avec moi. Un mardi à l'atelier théatre, on doit fixer la personne en face de nous et ressentir pour elle une passion, un amour profond; en face de moi, par hasard, il y a Amélie. Un autre soir, alors que j'actualise comme un fou son statut sur notre Skype d'entreprise, je la vois se déconnecter à 18h. Je me dis que je ne la croiserai pas aujourd'hui, encore une journée perdue, inutile, où je n'ai pas vu son visage et où il ne se passera rien. Plus tard je quitte mon bureau et emprunte l'escalier avec Carlos, un collègue que j'aime beaucoup et qui est aussi au théâtre. Le soir en hiver le hall du bâtiment est sombre, il n'y a personne, mais je perçois un mouvement, je devine une queue de cheval, des lunettes. C'est elle qui déplie sa trottinette, en tenant la porte à Carlos je me retourne, pendant une demi-seconde nos regards se croisent.

Au mois de décembre j'étais curieux, j'observais quelque-chose apparaitre. A la fin du mois de janvier je suis devenu fou. Amélie m'obsède jour et nuit. Je n'en ai encore parlé à personne, pourtant je sens qu'il faut que ça sorte, je bouillonne, je passe mes journées dans l'espoir de la croiser dans un couloir, mes nuits à penser à elle, mes soirée à rêver.

Je n'en parle pas à Julia. La PMA a épuisé notre couple. La naissance de Sacha nous a rapproché quelques temps, on s'est même dit : pourquoi pas un troisième enfant ? La question soulève enthousiasme et malaise. Julia prend rendez-vous à la clinique, en parle à la docteure Le Chatton, qui nous conseille quelqu'un*. On a déjà *vu quelqu'un il y a quelques années, on s'est fait aidé, avant Salomé, on sait faire. On a quelques trucs qui marchent. La docteure Le Chatton nous parle d'un désir d'agrandir la famille comme un agent immobilier d'un projet d'acquisition. Sur l'en-tête de l'ordonnance, son nom complet : Amélie Le Chatton. Après le rendez-vous Julia et moi buvons un café au bistro du quartier, prenons quelques minutes pour parler, du temps pour nous, sans les enfants, peut-être même qu'on se tient la main. Julia a ce sourire qui la rend d'autant plus belle qu'il est tellement rare. Un troisième enfant, pourquoi pas mais avant il faut régler un petit détail, notre problème.

Sam est passé nous voir à Lyon. Claire a des doutes, un an après leur mariage, elle pense qu'ils devraient se séparer. Sam accuse le coup, mais il est determiné à se battre pour sauver son couple.

Je passe le reste du week-end suivant devant mon ordinateur. C'est un moyen comme un autre de prendre du recul : je prends mon journal du mois janvier qui vient de se terminer, et je le tape. Julia est curieuse, me voit avec mes cahier taper fébrilement sur mon vieux Mac, je lui dis : "j'écris". Le dimanche soir j'écris jusqu'à deux heure, je suis fatigué, mais j'obtiens un texte que j'appelle Janvier. Je l'envoie à Sam par e-mail. C'est un geste égoiste, personne n'a envie de lire un texte aussi intime et auto-centré (non, personne, vraiment je t'assure), mais mon vieil ami me répond dans l'heure, se dit boulversé. Soudain mon histoire existe, je l'ai racontée.

A Alteca il y a Lucille. Elle aussi, la première fois que je l'ai vue, je m'en souviens. Elle portait une robe à fleurs. Elle est entrée dans le bureau pour échanger avec notre stagiaire malaisien, venu à Lyon quelques semaines pour lancer le projet de traduction de notre logiciel en chinois. En 2011 Lucille travaillait au service documentation et s'occupait des libellés et de la localisation. J'ai regardé sans comprendre sa silouhette traverser le bureau. Elle a échangé en anglais avec le stagiaire, un anglais fluide, mais à l'accent pour moi indéfinissable, peut-être pas tout à fait terrien. Lucille aussi m'a plu dès sa première apparition, et puis, les mois suivants nous avons fait connaissance petit à petit, découvert des gouts communs, jusqu'à ce que je la considère comme une amie (autant que je puisse avoir des amies).

Elle forme avec Antoine un couple remarquable, selon Julia un couple de bobos. Leur fille de quatre ans a des tenues improbables, leur appartement à la Croix-Rousse déborde de livres et d'objets, c'est un endroit chaleureux et à part, un peu comme eux.

Depuis quelques semaines, de temps en temps on va à la piscine. Lucille est une excellente nageuse, dans le bassin en plein air je vois son corps glisser devant moi comme celui d'un poisson. Pendant le trajet nous discutons, parfois après la séance nous mangeons ensemble. Récemment, nous sommes souvent accompagné de Thomas, un autre collègue que j'imagine travailler au service marketing, nageur lui aussi. Je ne savais pas qu'ils se connaissaient mais ils ont l'air d'être familiers.

A cette époque, j'aime aussi aller courir au parc de la Tête d'Or pendant la pause déjeuner. Je prends l'entrée du Lycée du Parc et commence à trottiner, dans le sens anti-horaire. Vers la Cité Internationale, au lieu de continuer à droite je contourne l'île par l'est, puis traverse le pont face aux terrains de tennis. J'aime bien cet endroit, le long des rails du petit train, il n'y a personne, on laisse la foule des joggeurs quelques minutes et ça permet de rallonger le tour.

Là, adossés à la rampe, faisant face au grand lac, je vois Lucille et Thomas. Lucille m'apperçoit, je lui fait un signe de la main en souriant puis continue mon tour.

L'après-midi elle me contacte sur Skype : elle est désolée, elle fait comme elle peut. Je ne comprends rien. J'en parle le soir avec Julia qui me dit : "Ah, tu crois qu'ils sont ensemble ?" Quelques jours plus tard, Lucille nous propose de nous retrouver autour d'un burger, avec un autre ami. Elle nous explique qu'elle a quitté Antoine, elle part avec Thomas, ils vont prendre un appartement dans le même quartier à la Croix-Rousse, ils auront les filles une semaine sur deux.

Elle nous dit que Thomas l'a percutée : elle s'est prise une comète.

Un an plus tard, un jeudi de février en fin d'après-midi, je ne peux plus travailler. Je regarde des lignes de code sur mon écran, je ne suis qu'un amas de cables durs serrés autour de deux nexus denses dans mon ventre et dans ma poitrine, prêt à s'effondrer sur soi comme un vieux trou noir. Comme pour l'e-mail à Sam j'hésite, c'est égoïste, depuis 14h j'ai fait plusieurs tentatives jamais envoyées, et puis cette fois j'y vais, tant pis, les battements de mon coeur m'assourdissent, secouent tout mon corps tandis que je tape sur Skype "salut lucille". Je lui demande si elle a 30 secondes, rien à voir avec le travail.

13/02/2019 6:13pm Conversation with D., Lucille
:)
Je vois
elle est jolie, c'est tout ce que je sais

Lucille me sauve. Nous discutons trente minutes, je lui répète merci, merci. Pour la première fois depuis des semaines je me détends un peu, je souris. Je peux évoquer Amélie, ce qui se passe en moi, à quelqu'un, une amie. Elle m'écrit "Il parait que ça arrive", me donne quelques conseils discrets.

Il faut que je rencontre Amélie. Mais elle ne travaille que trois jours par semaine, ne fréquente jamais les espaces communs, et à l'exception du cours de théâtre elle ne participe pas aux évènements organisés le comité d'entreprise ou le service des ressources humaines. Je la regarde jouer, c'est une excellente commédienne, elle est de plus en plus belle, mais rien ne se passe. Quelques jours après nous marchons le long des quais avec Lucille, après avoir posé notré vélo, pour rejoindre la piscine. Elle me demande doucement: "tu y penses tout le temps ?", je réponds, "oui".

Pour les vacances de février Julia et moi avons loué un appartement aux Estables. Amélie a pris la première semaine des vacances scolaires (elle est mariée, elle a des enfant ?), moi la deuxième, avec son temps partiel j'ai presque trois semaines pour souffler, prendre un peu de recul, essayer d'avoir d'autres persectives que l'espoir de la croiser dans un couloir. Le samedi nous faisons les valises pour les vacances.

Je vois Sacha qui joue en passant devant sa chambre. J'entre, je le regarde, et je pleurs. Je pleurs, je pleurs, ça fait du bien ! Il faut bien que cela finisse par déborder. Ca me reprend pendant que je plie le linge, je commence par jeter rageusement les vêtements sur le lit, puis j'éclate en sanglots. De nouveau dans la chambre de Sacha, je me tiens à la commode mais doit m'ageunouiller pour pleurer, ça me fait un bien fou, même si je commence à avoir mal à la machoire. Julia me demande si ça va, ce qu'il se passe, si elle peut m'aider. Je peux lui parler, si je veux.

La journée est ponctuée de ces épisodes de larmes, à la moindre émotion, et puis, ça se calme. Les Estables sont inondées de soleil. Nous avons un grand appartement qui ne nous a pas couté cher, plein de recoins, de mezzanines, on s'y sent bien tous les quatre, puis mes parents et ma soeur nous rendent visite, nous faisons un peu de ski de fond, piqueniquons en plein soleil dans la neige. Maman garde un peu Sacha, cela nous permet aussi de nous reposer. Le soir on se love sur le canapé, et je raconte tout à Jimmy, tout ce qui se passe. Je documente mon histoire, qui n'en est pas une, je n'ai aucune relation avec Amélie, nous n'avons toujours pas passé le stade des quelques mots au début du cours de théâtre.

Et les ateliers reprennent. Le mardi après-midi, je suis maintenant incapable de travailler. Les temps de midi où il n'y a pas théâtre j'erre dans les couloirs d'Alteca, je me demande où elle mange, avec qui, je fais des allers-retours en ascenseur, je vais à la cafet' avec ma tasse prendre un café tous les quart d'heure, je vais écrire en salle détente, je retourne à mon poste de travail vérifier son statut, prends ma guitare pour aller jouer en salle multi-activité, Elliott Smith, Agnès Gayraud, redescends prendre du café. Les gens qui me croisent doivent, comme moi, se demander ce qui se passe.

Rien ne passe. Ou presque : l'Univers continue à me faire de petits clins d'oeil. Il choisit un lieu qui m'est cher, le quai du métro A. Tous les soirs, je remonte ce quai, jusqu'au bout. En général je m'assoie en attendant le métro, je mets mon sac à dos sur les genoux, je sors mon cahier et mon stylo et j'écris. Mais aujourd'hui, je croise au début du quai Jérémie, un nouveau collègue dont la conversation ne m'intéresse pas vraiment, j'ai seulement envie d'écrire, mais il m'interpelle, me parle, me raconte des choses; quand soudain ! Apparait sur le quai. Marchant doucement, trottinette pliée sur l'épaule, comme soucieuse ou perdue dans ses pensées. Belle comme jamais. Pour la première fois croisée en dehors des bureaux. Amélie. Alors que l'autre continue à parler, à rigoler bêtement, je vois l'occasion unique de parler à Amélie, dans un univers parallèle perdu à jamais. Amélie m'apperçoit, elle me sourit, ô elle me sourit, elle me fait un petit geste de la main puis continue son chemin, jusqu'au bout du quai du métro A, là où je devrais être, en train d'écrire dans mon cahier, je me serais levé, j'aurais dit oh salut mais le métro arrive, je monte dans la rame comme dans un cauchemar avec Jérémie que je n'entends plus, Amélie est dans le même métro, dans l'autre rame, à l'opposé.

Carlos descend à la station Bellecour. Je sors mon cahier, rageusement je crie ma haine de Jérémie, mais ma main ralentit, je respire et me détend en écrivant "Mais Amélie m'a souri, elle m'a fait un petit geste de la main."

En salle café j'échange quelques mots avec Sofia, une collègue de mon service. Elle est belle, souriante, notre discussion me semble simple et évidente. Sofia me plait et nous discutons en buvant un café. J'aimerais bien que les choses soient aussi simple plus souvent.

Sacré Univers. Il remet ça au petit-déjeuner d'inauguration des nouveaux locaux du comité d'entreprise. Amélie n'y est pas, bien sûr, je croise ses collègues, Jean, Elise, je souris à Sofia, je chipe une chouquette et m'éclipse, mais en approchant la porte palière, qui m'ouvre, qui me tient la porte, encore une fois me sourit, me dit salut ! Ca va ? Et disparait. Cette fois ce n'est pas possible. C'est facile : faire demi-tour, retourner dans les nouveaux locaux du CE, prendre un café ou une brioche, et l'aborder, lui parler enfin. Sauf qu'elle n'est pas dans les nouveaux locaux du CE. Elle n'est pas non plus dans les couloirs, ni dans l'amphi flambant neuf. Elle a disparu. Je suppose qu'elle a ouvert la fenêtre et s'est envolée dans la lumière du matin, parmi les nuages.

Le travail sur Love and Money avance. Je joue la scène 1 avec Carlos et un autre collègue, Amélie me regarde jouer, assise en tailleur, je tremble quand je finis la scène "Ses yeux dans les miens. Dans les miens", Mathieu dit "ok".

Le midi je ne vais plus manger avec mon équipe au restaurant d'entreprise : je déambule dans les salles communes, je mange avec d'autres personnes d'autres services, je rencontre des gens. Ca me fait du bien. De temps en temps je vois Lucille et Thomas qui discutent tout doucement, au bout d'une table haute dans notre grande salle café. Je ne croise jamais Amélie.

Au moindre pretexte je descends dans les bureaux du support. Le bureau d'Amélie est au fond de l'open space* à gauche, je la vois concentrée sur son travail en passant, je n'ose pas la regarder. En général je ne fais que traverser le bureau pour rejoindre la salle de réunion. A ces réunions je n'écoute rien parce que je vois sa silhouette à travers la vitre opaque de la paroi. Je vois son ombre mettre son casque pour répondre au téléphone, refaire sa queue de cheval, s'étirer. Parfois elle lève son bureau assis-debout. Puis Stan un des *product owners de la R&D me demande ce que j'en pense. Je n'ai pas la moindre idée du sujet discuté.

Un mercredi soir, à une réunion sur le thème du machine learning*, je décroche, je divague, et tout à coup une image s'impose. Mon attirance pour Amélie est encore abstraite, c'est une projection, quelque-chose d'intellectuel, et puis soudain, à la réunion *machine learning, dehors la nuit tombe, alors que les stagiaires, de jeunes diplomés d'école d'ingénieur exposent les approches qu'ils souhaitent mettre en oeuvre, les contraintes techniques qui justifient la lenteur de leurs progrés, je suis aspiré dans une nouvelle histoire, mais c'est différent cette fois. Amélie est dans mon décors, on est chez moi je crois, peut-être sur mon canapé, elle me regarde, nos regards sont plongés l'un dans l'autre, elle doit être sur moi, ses yeux sont brillants, ses joues rosées, je crois que j'enlève son débardeur noir, elle est en brassière, j'entends nos respirations; ce n'est pas encore du désir, pas vraiment ou alors, le désir de connaitre une version incarnée d'Amélie, de rencontrer son corps.

Le support technique. J'imagine un service convivial, presque familial, on sent une cohésion, une bonne humeur, l'ambiance est très différente de celle de la R&D. Ils sont plusieurs à participer au cours de théâtre. Sur un temps de midi ils organisent un temps de team building* avec mon équipe, pour faire connaissance, il y a des pizzas et des jeux de société. J'y vais sans espoir, et bien sûr Amélie n'est pas là, mais il y a Elise. Nous faisons connaissance en jouant au 6 qui prend. Je suis touché par sa belle voix, la grace de ses mouvements, sa présence singulière. Puis je fais une partie de Célestia avec Jean et d'autres collègues. A la table d'à coté, des rires éclatent, c'est une partie de *skull king pleine de rebondissements.

Clic, clic, clic. Après un an dans l'entrerise, les nouveaux développeurs qui le souhaitent sont invités à passer deux semaine au support technique. Cela leur permet d'être confrontés aux problématiques client, et de partager leur compétences techniques avec les membres du support. Mon collègue Stéphane a passé 15 jours avec eux. Il revient enchanté de l'expérience, nous encourage à tenter l'aventure, c'est enrichissant, partager la vie du support pendant un sprint.

Je travaille chez Alteca depuis 2011, mais je n'ai jamais fait de stage au support. Leurs problématiques m'interessent, on reconnait en général comme une qualité ma sensibilité aux besoins fontionnels, je n'ai pas un profil purement technique. Mais la confrontation aux clients me fait peur, je ne m'imagine pas répondre au téléphone. J'explique ça à Stéphane, mais il me rassure, c'est très intéressant, je devrais essayer. Les membres du support apprécient beaucoup la visite d'un développeur, ils sont super sympas, et puis ce ne sont que quinze jours. Je lui dis, oui, c'est vrai, pourquoi pas, à l'occasion.

Clic, clic, clic. Stéphane doit les revoir cette semaine pour conclure son stage. Il pourra en profiter pour leur dire que je suis intéressé, si je veux.

Oui, pourquoi pas.

Je suis invité à discuter avec les trois scrum masters du support. Je serai sans doute acceuilli par l'équipe qui travaille avec l'Asie et les U.S., je suis content que ce projet se concrétise, j'y pense depuis longtemps, et puis qui sait, je croiserai peut-être Amélie qui travaille dans l'équipe du support France, elle sera juste au bout du couloir.

Mais Jean, le scrum master* de l'équipe France insiste : je devrais travailler avec eux, même s'ils ont déjà eu Stéphane le mois dernier, mes connaissance de la solution Factures Fournisseurs seraient appréciées. Le *scrum master de la troisième équipe lui semble s'en foutre, il est avachi sur le canapé de la petite salle, la salle où Amélie boit peut-être des cafés avec ses collègues quand elle fait une pause. Jean propose que je fasse une semaine avec eux puis une avec l'autre équipe, qu'est ce que j'en pense ?

Oui, pourquoi pas.

Cela me permettrait de voir différentes équipes, différentes approches et filiales. Alors c'est décidé. Dans deux semaines je viendrai m'installer au 6ème, aile nord. Dans l'open space où travaille Amélie.

Clic, clic - clac. Mon premier jour au support, un mardi, je retrouve Amélie par hasard en faisant la queue au Moulin à Salades, avant l'atelier théâtre. Pour la première fois, nous discutons. Elle est douce, elle est belle à pleurer, son sourire me tue. Je raconte sûrement n'importe quoi, on parle un peu du boulot, je lui demande depuis combien de temps elle travaille chez Alteca, on échange les banalités de collègues qui se croisent en attendant de récupérer leurs salades composées. C'est un moment magique et inoubliable. Nous marchons pour rejoindre les locaux de l'entreprise : je marche avec Amélie, on parle ! Les secondes sont denses, chargées de sa présence. Elle me demande dans quelle équipe de R&D je travaille. Je le lui dis, ce n'est pas du tout le produit dont elle s'occupe au support, elle rit : "ha, d'accord, c'est pour ça qu'on ne se voit jamais !"

Au premier stand-up matinal, Sylvie me dit en plaisantant : "bon, après ton stage tu restes avec nous hein !" Je souris, je me positionne sur une demande d'aide, mon expertise sur le code javascript sera la bienvenue.

Le deuxième jour je fais la connaissance d'un autre collègue, Mathieu. Il est incroyablement gentil, compétent, nous travaillons un peu en binome, je ne prends jamais un tel plaisir à une collaboration professionelle quand je suis en R&D. Le travail me passionne, il est riche en interactions, il règne une ambiance de bienveillance dans le service. On me charrie souvent, on me demande de rester, comme une blague récurrente. Jean le premier semble sentir le changement, le cheminement, la mutation de la plaisanterie. Il me jette des regards entendus. Le mercredi j'écris dans mon journal : "c'est tentant."

Je n'ai pas vraiment revu Amélie, seulement aperçue à son poste, de l'autre coté du bureau. A midi elle disparait, je mange en général avec les collègues dans la petite salle café du support.

Jeudi soir, j'explique à Julia mon enthousiasme pour l'équipe, le boulot.

Le vendredi Amélie n'est pas là, elle est en temps partiel. Sur la pause déjeuner le CE a organisé une sortie à l'auditorium pour un concert de musique classique. Nous avons des places numérotées, l'Univers me place à coté de Jean. En entrant dans la salle de concert, je me revois en 2011 : j'étais à coté de Lucille, la belle, incroyable Lucille, elle était juste à coté de moi, nous avions partagé les émotions du concert, son sourire m'avait transporté, c'était il y a mille ans.

Je demande à Jean ce qu'il en pense.

Il en parlera à Julie, la directrice des resources humaines.

Après le company meeting*, grand'messe trimestrielle animée par le fondateur d'Alteca qui nous présente les chiffres et les objectifs de l'entreprise, il y a un buffet. Je discute avec Stéphane, je bois beaucoup de Champagne, j'ai un large sourire, la semaine prochaine je commence au support technique, on me félicite pour ce *move inhabituel. Franck m'explique qu'il a changé plusieurs fois de service, c'est ce qui est génial dans cette boite, ces opportunités. Puis Thomas à son tour vient me parler, lui aussi vient du support, il connait, je prends encore une coupe de Champagne, je me demande ce que Lucille lui a raconté, s'il sait que je fais une fixette sur une fille du support. A ma connaissance, Lucille est la seule personne au monde qui puisse saisir les enjeux souterrains de cette évolution professionnelle.

Je suis heureux. Je plane doucement au Champagne, je commence un nouveau job, je pense à Amélie tout le temps. Tout peut arriver.

Le premier jour après ma prise de poste Elise me surprend en me donnant une accolade amicale, qui se prolonge vers ce qu'on pourrait appeler un câlin.

A l'atelier théâtre, Amélie annonce aux autres avec un sourire discret : "il nous rejoint".

Trois semaines plus tard je prends mon nouveau poste. Au traditionnel email de présentation j'invite mes collègues à venir discuter avec moi autour d'une tasse de chicorée. Amélie me répond : "Chicorée power 😉 Welcome to the club !"

La première semaine je suis installé à coté d'Elise, le temps qu'un collègue qui doit changer de service libère mon bureau. Elise et Amélie sont copines, elles plaisantent souvent, petit à petit j'ose aussi faire des petites blagues ou intervenir quand elles parlent de littérature.

Je la croise parfois à la machine à café, le cœur battant, elle est toujours souriante, elle est bien mieux que dans mes rêves, elle est magnifique. Comme elle sait que je bois de la chicorée elle me propose de gouter d'autres boissons farfelues, infusion de pissenlit, yannoh (un mélange de chicorée, seigle et gland), m'invite à venir me servir à son bureau, quand elle me voit arriver elle me dit time for a refill? go ahead!, je suis comblé, elle utilise des expressions en anglais sans raison, même ses défauts me ravissent.

Elle ne travaille que du mardi au jeudi, sa vie privée est toujours un mystère, que fait-elle le reste du temps ? Elle parle de l'Ardèche mais aussi de la Corrèze. Ce week-end, il y aura Mathilde, dit-elle à Elise.

Et un soir. Nous quittons le bureau ensemble, avec Mathieu, Elise, Amélie. Nous traversons la parc de l'Europe en discutant. Nous laissons Elise devant chez elle, Mathieu part à pieds vers République. Je suis seul avec Amélie, place Charles Hernu. Je flotte, je rêve, je nage, et Amélie me demande où je vais, je réponds que je vais prendre le métro A, et Amélie m'accompagne.

Ô ces huit minutes de métro avec Amélie ! Elle est tellement belle. Elle est juste en face de moi, presque contre moi dans la rame. Je regarde son visage, nous parlons de l'Ardèche. Elle habite à Coux, village devant lequel je suis passé des dizaines de fois sur la route du col de l'Escrinet. Nous remontons la vallée de l'Ouvèze main dans la main en flottant dans le vent comme des oiseaux.

Mais non, je ne fais que discuter avec une collègue, elle descend à la station Bellecour. Je la regarde d'éloigner sur le quai parmi les autres voyageurs. Je tremble encore en traversant le grand hall de Perrache. Dans le bus Montée de Choulan mon souffle commence à retrouver un rythme normal.

Nous jouons Love and Money dans les locaux d'Alteca, les 18 et 20 juin. Le premier soir nous avons rendez-vous à 18h pour nous échauffer. Amélie est souvent près de moi, elle me sourit, elle me parle. Mon corps et celui des autres comédiens se rapprochent, aux échauffements, pendant les exercices respiratoires, en coulisses je vois Amélie quitter son t-shirt noir pour enfiler sa chemise de scène, je surprends le regards surpris de Marion quand elle voit mon torse, Amélie me parle encore, je lui souhaite bonne chance, lui sourit, comme si nous vivions quelque-chose.

Dans le public il y a Holger accompagné de Kai et Irene, un couple d'amis norvégiens qui ne parlent pas le français mais qui ont quand même tenus à venir me voir jouer.

La représentation est une émotion telle que je n'en ai jamais ressentie. Je regarde Amélie pendant le dernier monologue avec une concentration cosmique, et donc je regardais une émission hier soir, et ils parlaient d'un grand problème pour la science, un genre d'énorme problème, philosophique j'imagine ? et ce problème c'est que l'univers est tout simplement trop improbable putain !, au salut, par hasard je suis à coté d'elle, Amelie prend ma main tandis que les amis et les collègues nous applaudissent. Je ressens une jubilation qui me fait l'effet d'une drogue hallucinatoire, je suis euphorique bien que la première scène ait connu des ratés, qu'on ait oublié une partie du texte, on s'en fout, Amélie me félicite. Nous buvons un coup avec les collègues dans les locaux puis partons finir la soirée dans un bar du sixième arrondissement. Bien sûr, nous faisons le trajet cote à cote en discutant, partageant nos émotions, Marion est surprise de la manière dont j'exprime mon ressenti, dont je vis les émotions de cette soirée et les partage à qui veut l'entendre.

Au bar, encore une fois je suis assis à coté Amélie, nous parlons, elle ne boit pas d'alcool parce qu'elle conduit. Nous sommes servis par des robots que nous payons à l'aide d'une carte rechargeable mais tant pis, ce soir rien ne peut assombrir mon bonheur.

Je reviens des toilettes et Amélie est partie. On me dit qu'elle me dit salut, qu'elle est désolée mais elle a vu l'heure et qu'elle craint de s'endormir au volant.

Je ne sais pas comment je rentre chez moi.

Le lendemain, il sa passe une petite chose, l'ébauche de moments encore à venir. J'arrive tôt au travail, Amélie est déjà là. Je vais lui dire bonjour à son bureau, elle me raconte que hier soir en fait elle n'avait pas sa voiture, elle était venue en bus de chez ces parents qui habitent à Brindas. Elle s'en est rendu compte en arrivant au parking d'Alteca, elle a couru prendre le métro mais trop tard, elle a loupé le dernier bus, elle a dû appeler sa maman qui est venue la chercher à Gorge de Loup. On échange un peu sur la soirée d'hier, puis sur les livres qu'on est en train de lire.

Le matin précédant la deuxième représentation, Julia et moi avons rendez-vous avec la docteure Staloni. C'est une psychiatre et sexologue qui nous a été recommandé par la docteure Le Chatton, la jeune gynécologue de la clinique du Val d'Ouest. Nous nous attendons à ce qu'elle fasse preuve du même pragmatisme bienveillant que celui de la docteure Chevret, sept ou huit plus tôt. Ce n'est pas ce qui se passe. Béatrice Staloni nous secoue, nous force à dire ce qu'on a à dire. Je m'exécute. A la sortie Julia éclate en sanglot, elle crie, elle est comme ivre de souffrance et de colère. Elle hurle sur moi dans la rue, puis dans la voiture. Je ne l'ai jamais vue dans un tel état. Je ne comprends pas ce qui se passe, il me semble avoir répondu à la psychiatre honnêtement même si je n'ai pas évoqué mon attirance pour quelqu'un d'autre. Comme souvent dans ces cas-là je me contente d'assister silencieusement à une scène qui me semble extérieure.

Le soir, nous rejouons la pièce. Cette fois Julia est dans le public. Notre prestation est meilleure que l'avant-veille mais l'émotion me semble moins intense. Julia est douce et souriante. Ca lui a pris la journée mais elle a digéré la séance de psy de ce matin, elle est prête à en discuter sereinement. De nouveau nous buvons un coup dans l'entreprise après la pièce, puis je laisse mes collègues se rendre au bar et part avec Julia qui me tient le bras. Le "Je vous aime !" outrancier que je lance à la troupe avant de les quitter la fait tiquer.

Nous trouvons un restaurant et discutons.

Le lendemain je joue avec Holger pour la fête de la musique. Mes collègues du support Mathieu, Gabriel et Axel passent me voir, il y aussi mes amis Antoine et Louis, Sam, même Julio.

Gabriel est ravi, il pense que notre musique est du post-rock*, il adore ça, ils en écoutent souvent avec *Mél.

Nous passons les vacances d'été dans le Vercors en famille, puis nous allons voir nos parents avec les enfants. Je pense à Amélie tous les jours.

A la rentrée de septembre la petite chose commence à prendre forme. Les matins où elle travaille, j'arrive tôt, elle est souvent la première au bureau. Je passe lui dire bonjour et nous parlons. Au début, du travail, et puis, de nos lectures, nos auteurs préférés. Des émissions qu'on écoute, Amélie écoute beaucoup de podcasts, elle adore France Culture. Nous lisons tous les deux le Monde Diplomatique. Elle me parle d'autrices féministes qu'elle aime beaucoup, me recommande Mona Cholet, Silvia Federici, ces autrices ont changé sa vie, Mona Cholet en particulier, quand elle rapelle qu'on peut être une fille, ne pas désirer d'enfant, et que c'est complétement normal.

J'évoque Annie Ernaux et Grégoire Bouiller, un peu Viriginia Woolf.

Amélie me parle de féminité. Elle ne semble pas plus emballée par cette notion que moi par celle de virilité.

Certains livres l'ont bouleversée : l'Art de la Joie, Cent ans de Solitude. Tiens, moi aussi.

Ces échanges deviennent presque un rituel le matin. Je vais lui dire bonjour à son bureau, l'open space est vide, puis je regarde ma montre et il est neuf heures, je me retourne, je vois des dizaines de personnes qui discutent et boivent des cafés, je n'ai vu personne arriver, pourtant la plupart nous ont salués. Mais quand elle est près de moi je ne vois et n'entends qu'Amélie.

Quand je retourne à mon poste nous continuons encore sur Skype, on s'envoie des références d'articles et de livres, des podcasts, des albums de musique.

En octobre, un an après la salle Madrid les ateliers théâtre reprennent pour une nouvelle saison mais Amélie ne s'est pas inscrite. Elle ne pense pas avoir assez de temps pour s'investir cette année.

De temps en temps aussi, nous prenons le métro ensemble. Le trajet Charpennes-Bellecour est chargé d'une intensité qui n'a pas d'équivalent dans ma vie. Elle m'explique ses projets : elle vit à Coux en Ardèche, mais a acheté une maison à retaper dans un petit village de Corrèze. Elle y va souvent le week-end pour faire des travaux. Elle fait tout elle-même, elle voudrait aussi récupérer l'eau de pluie, faire un jardin, son rêve est d'être complétement autonome sur les plans alimentaire et énergétique.

Un matin de la croise place Charles Hernu, un livre à la main. C'est un ouvrage de Jami Sams, une autrice amérindienne qui parle de féminité, de relations entre les femmes, la terre, la nature. Amélie fait partie de ce qu'elle appelle un Cercle de Femmes. Il y en a un peu partout dans le monde. Il y a plusieurs tendances, dont certaines se rapprochent du tantrisme. Elles se rencontrent dans des réunions, des week-ends dans la nature, dans la Drôme, pour partager leurs féminités dans une sororité (elle m'apprend le mot) respectueuse et solidaire.

Trois jours par semaine, je passe le plus de temps possible avec Amélie.

Une fois, elle me propose de venir manger avec elle et Elise, dans le petit espace de restauration du magasin Botanic. Les filles se livrent un peu, je sens qu'elles ont l'habitude de se parler, d'évoquer librement leurs doutes et leurs faiblesses. J'apprends que quand notre collègue Virginie est trop dure, Amélie pleure dans sa voiture le soir en rentrant.

Amélie m'a proposé qu'on mange ensemble. J'écris à Lucille : "Amélie apprécierait donc ma compagnie ?!". Elle répond : "Ben oui !"

De temps en temps je mange avec Lucille. Nous choisissons un restaurant original ou qu'on apprécie bien, et souvent je lui parle un peu d'Amélie, lui explique que je ne lui ai toujours pas parlé : je ne lui ai pas dit ce que je ressens pour elle. Amélie sait-elle ce que je ressens pour elle ? Peut-être.

Avec Julia, nous voyons la docteure Staloni régulièrement. Quand la psychiatre me demande ce que signifie pour moi être un homme, ma réponse ("je ne sais pas") l'inquiète, elle me demande de consulter quelqu'un, d'aller voir un autre psy, tout seul, pour clarifier cette question de la masculinité, question qui n'a pour moi aucun sens ni aucun intérêt.

Un jour où je vois Staloni seul, je lui avoue que je me sens attiré par quelqu'un d'autre, une collègue. Elle me répond "c'est normal. Ce qui vous manque, vous le cherchez ailleurs", avec un sourire effrayant.

Amélie viendra-t-elle à la soirée de présentation de la biennale d'art contemporain, dont Alteca est l'un des mécènes ? Elle est là. Je ne me sens pas bien, ça me rappelle mes rêves bizarres de quand je ne la connaissais pas, j'ai envie d'être avec elle mais elle discute avec d'autres collègues. La directrice de la biennale nous explique avec un cynisme terrifiant que la valeur artistique d'une œuvre d'art contemporain se mesure sur le marché, dans les foires, elle nous rappelle que le mécénat d'Alteca est défiscalisé, que c'est avant tout l'opportunité d'obtenir un espace publicitaire pour un coût défiant toute concurrence.

Nous visitons l'exposition par petits groupes, je ne suis pas avec elle mais je la croise parfois, l'exposition ne me parle pas, je suis fatigué, j'ai mal partout, la poitrine, le ventre, je la vois plaisanter avec un autre type, ça m'agace. Nous nous retrouvons au buffet, enfin nous pouvons discuter, échanger nos impressions sur l'expo, elle ne va pas rentrer tard, moi non plus, on pourrait faire le trajet ensemble ? Mais d'autres collègues veulent rentrer aussi, Elise, Clara, Sylvie, on part tous ensemble, les filles du support et mo, je n'ai pas réussi à lui parler, je n'y arriverai jamais, pourtant il le faut, je dois lui dire, au moins essayer.

Notre petit groupe longe le boulevard de la Bataille de Stalingrad. Je marche seul, devant moi Amélie discute avec Sylvie, lui explique sa maison, ses travaux, soudain j'entends cette phrase : "Je vis en couple".

Amélie vit en couple, et bizarrement, ça ne change rien. C'est la première fois que je l'entends évoquer sa vie amoureuse, je tourne sa formule dans ma tête : "je vis en couple", ce qu'elle dit et ce qu'elle ne dit pas.

Je passe quelques jours à planer dans l'hallucination permanente qu'est devenue ma vie, et puis je me retrouve autour d'une petite table avec quelques collègues, c'est la pause déjeuner. Après nous avons prévu une partie de Race for the Galaxy avec Elise et Amélie. Amélie parle, elle porte son débardeur noir qui dévoile ses belles épaules, elle a ses lunettes, ses cheveux sont attachés, elle est belle à pleurer, belle à mourir, je me tue à la regarder, je ne ressens rien d'autre qu'elle et j'en ai le coeur écrasé, tu l'as peut-être deviné mais pour moi c'est seulement là, dans notre petite salle de pause : je comprends tout à coup que je suis fou amoureux de cette fille.

Elle parle de sa maison, de son emménagement. Un collègue arrivé récemment lui demande, "mais ton copain, il est déjà là-bas alors ?"

Amélie rougit, je surprends son bref regard à Elise, et puis c'est comme si elle prenait une décision, en une demi-seconde; elle répond "heu, ouais, enfin c'est ma copine mais ouais elle est là-bas", elle explique qu'il y a du boulot, elle a de quoi faire, elle ne s'ennuit pas.

Il fait chaud dans la salle de réunion où nous sommes installés pour jouer, celle où je regardais la silhouette d'Amélie à travers la vitrauphanie, l'année dernière. Amélie regarde ses cartes pendant qu'Elise explique les règles du jeu. Amélie fronce les sourcils, elle réfléchit, elle est concentrée sur le jeu, moi je la regarde comme dans un rêve éveillé, chaque seconde en sa présence c'est déjà ça, je brule d'amour pour elle.

Enfin, je suis amoureux d'Amélie.

Ce sentiment amoureux commence à devenir douloureux de ne pas être exprimé. Parfois une journée, même une semaine passe sans que nous ayons l'occasion de vraiment discuter, ça m'énerve, ça me rend fou. Comme elle monopolise mon attention le reste devient flou, j'oublie des choses, ne m'investit pas dans d'autres projets. Je commence à être obsédé à l'idée de lui parler, de lui dire, je ne sais pas quoi exactement, d'une façon ou d'une autre.

Souvent je me rappelle qu'elle est plus jeune que moi, que nous sommes collègues. Je lis des articles féministes, ou sur #MeToo. Sur les murs de Lyon les colleuses nous rappellent : "Mes sœurs méfiez-vous des hommes. Surtout ceux qui ne sortent pas avec des filles de leur âge".

Amélie quitte sa maison de Coux. Ce départ est prématuré, je n'en ai pas bien compris les circonstances, elle n'est pas tout à fait prête mais elle va devoir s'installer définitivement en Corrèze, la maison est presque habitable. Mais de Lyon c'est 5 heures de voiture. Elle ne pourra pas faire ça toute les semaines, alors elle prendra un ballochon et passera quelques week-ends à Lyon, chez des copains, dans ce qu'elle appelle un nomadisme bizarre.

Je parle avec elle dans le métro, fébrilement, huit minutes décidemment c'est trop court. Les trajets en voiture l'épuisent, elle ne pourra pas tenir longtemps à ce rythme, et puis ça revient cher, l'essence. Le jeudi à midi elle prend une salade en plus qu'elle mange le soir sur une aire d'autoroute.

Alteca n'étant pas favorable à des postes en télétravail, il faudrait qu'elle trouve un autre boulot. Alors, elle cherche ailleurs.

Elle va partir. Il faut que je lui parle. J'essaie de me dire que je n'ai rien à perdre.

La tension s'accumule le long de mes bras et mes jambes, serre ma poitrine, mon ventre. Je devrais lui proposer de déjeuner avec moi un jour mais je n'y arrive pas. J'ai peur. Et ce soir, elle part en congés. Et la semaine suivante, c'est moi. Je la croise le matin, je la percute même alors que nous longeons chacun de notre coté une des cloisons amovibles disposées ça et là dans l'open space. Nous buvons une tasse de yannoh. Perçoit-elle la tension qui bouillonne, qui n'arrive pas à sortir ? A midi je la vois filer du bureau. Alors je décide d'aller manger au parc. Je longe le boulevard de la Bataille de Stalingrad. Je prends une salade à emporter à la station BP. Je m'assoie sur un banc, celui où nous avions déjeuné une fois avec Amélie et Marion. Je ne me sens pas très bien. J'écris un peu dans mon cahier.

Je vois une silhouette joviale de l'autre coté du pré, c'est Mathieu en tenue de course qui m'a aperçu sur mon banc, il vient me voir avec son grand sourire; il me demande si ça va, ce que j'écris dans un cahier d'écolier, puis part courir avec un salut amical.

Je marche le long du canal, j'erre. Amélie a pris son après-midi je crois, en retournant au bureau je pourrais peut-être la croiser avant son départ ?

Tout est calme, il est 13 heures, elle est seule dans le bureau. Je m'installe au mien. J'ai du mal à respirer. Je pourrais aller lui parler mais elle a l'air occupé. Les collègues commencent à revenir de leur pause déjeuner. Amélie se lève, elle attache ses cheveux, elle fouille dans son sac, elle regarde son téléphone, elle se rassoit. Enfin elle met sa veste, dit peut-être "bonne fin de semaine !" avec un geste de la main, passe la porte et disparait.

Je regarde la lourde porte palière se refermer lentement. Puis je regarde la porte fermée. J'ai envie de me lever, d'ouvrir cette porte, de lui courir après comme dans un film romantique.

Je me lève doucement, je me tiens devant la porte, j'hésite, je respire. J'ouvre la porte. Amélie est sur le pallier, elle attend encore l'ascenseur. Elle me sourit en me voyant, ce qui a pour effet de faire fondre l'intérieur de mon corps, je me liquéfie. La porte de l'ascenseur s'ouvre, alors je lui dis, "Amélie, heu, ça te dirait qu'on mange ensemble une fois, pour, heu, parler, enfin après mes vacances du coup", ou quelque-chose comme ça, elle me répond "heu, ouais, ouais ! ben, bonnes vacances !", ou quelque-chose comme ça, sourit alors que la porte de l'ascenseur se referme, je me sens complétement ridicule, mais j'ai fait quelque-chose qui ressemble à un premier pas, je lui ai proposé qu'on déjeune ensemble, pour parler. Je retourne à mon poste de travail, personne n'a été témoin de cette scène qui me semble incroyable et lamentable en même temps et que j'appelle dans mon journal "le truc de l'ascenseur". Je crois que je pleure un peu, discrètement, et je me remets au travail. Maintenant, je dois attendre deux semaines.

Quelques jours après mon retour, j'ouvre une fenêtre de chat. Je lui demande si ça lui dit, qu'on se croise, un midi.

Quelques secondes, minutes, de silence digital pendant lesquelles j'imagine des scénarios décevants. Puis des pointillés sautillants indiquent qu'Amélie compose sa réponse :

"Demain midi ?".

Quelques échanges et c'est décidé : elle conclut "banco !".

Mais demain je devais manger avec Lucille ! J'ouvre une deuxième fenêtre, lui explique rapidement la situation, j'annule notre déjeuner mais Lucille s'en réjouit. Demain midi je vais manger avec Amélie. Depuis le temps que j'en rêve. Je ne sais vraiment pas ce que je vais lui dire. Mais je ne suis pas inquiet, en y pensant le soir, traversant ma Place Charles Hernu pour rentrer chez moi. Jusqu'à ce qu'une militante me remette un tract :

"9 femmes sur 10 sont victimes de harcèlement sexuel dans le cadre professionnel."

Ah, oui.

Le matin j'arrive tôt, elle est déjà au bureau. Je passe lui dire bonjour, elle me sourit, s'étire, attache ses cheveux. Elle est trop belle. Je lui propose qu'on aille manger au Toï Toï. J'y étais allé avec Lucille, c'est un peu loin mais j'aime bien l'ambiance, les plats simples. Elle est d'accord, elle y avait joué avec son groupe d'impro quand elle était en école d'ingénieur, ça lui rappelera des souvenirs.

Au cours de la matinée nous échangeons sur Skype. Je suis serein, j'ai fait ce que je devais faire, maintenant je me laisse flotter, comme souvent un peu en observateur.

Pourquoi, sur les pages web consacrées à leurs vies amoureuses, Leonard Cohen est-il présenté comme un séducteur, mais Janis Joplin comme scandaleuse ? C'est la question qui nous occupe. Ce matin on reste en terrain connu, musiciens célebres, féminisme consensuel, la discussion numérique ronronne.

A midi, on descend. En bas on croise Mathieu qui va au Moulin à Salades, qui nous dit bon appétit avec son grand sourire.

Nous longeons le boulevard du 11 novembre 1918. Amélie est enthousisaste, elle sautille, marche sur les murettes. Nous discutons tranquillement, elle semble détendue elle aussi, contente d'être là, ici et maintenant avec moi. J'ai l'impression que nous sommes en confiance.

La terrasse n'est pas disponible l'hiver alors on s'installe à l'intérieur, dans la pénombre, c'est calme, il n'y a pas de musique. Petites tables colorées dressées un peu partout, j'ai réservé pour deux mais il n'y a pas grand-monde. Je commande le plat du jour, Amélie une tarte salée, je lui demande si elle est végétarienne mais non, pas spécialement. Elle aimerait élever des pigeons à Chazeuil, pour les manger.

Je me dis qu'il ne faut pas parler tout de suite, si ça tourne mal, que fera-t-on pendant le reste du repas ?

Nous parlons un peu de nos familles. De nos expériences avec les psys, celles d'Amélie sont variées, c'est amusant de partager des anecdotes de cabinet. Amélie évoque aussi ses Cercles de Femmes, me parle de Laëtitia qu'elle a justement rencontré dans le cadre d'une thérapie et qui l'a ensuite introduite dans ces Cercles dont les noms évoquent la Lune et les légendes amérindiennes.

Je parle très peu de Julia ou des enfants.

Nous ne prendrons pas de dessert, juste deux cafés. Amélie se lève pour aller aux toilettes. Quand elle revient on nous sert deux expressos. 

Alors je lui dis que ah et aussi, je voulais lui dire quelque-chose. Il y a un moment de silence gêné, évidemment, je ne trouve pas mes mots, je lui dis "je vais y arriver", je ne sais pas ce qu'elle pense à ce moment-là.

Je devrais la regarder dans les yeux et lui dire que je suis amoureux d'elle, mais ce n'est pas ce que je fais. Je bafouille quelque-chose au sujet de l'importance que notre rencontre a eu pour moi, que elle a pour moi. Depuis longtemps, depuis le théatre. On est un peu crispés, c'est sûr, mais Amélie n'aime pas trop le silence, alors il faut qu'elle parle, elle me dit que elle aussi, oui, bien sûr. Que mon arrivée au support a changé quelque-chose. Que elle aussi, au théâtre, elle était curieuse, elle avait envie de me connaitre.

Au retour on est un peu différents qu'à l'aller. J'ai l'impression qu'on est plus proches. Elle me parle encore un peu de son frère, de ses parents.

L'après-midi sur Skype Lucille vient aux nouvelles, me propose une météo en emoji allant de l'orage au grand soleil, je choisis l'arc-en-ciel.

Right, me dit-elle. Ca donne des jolies lumières.

Amélie a trouvé, un job de support technique, pour une boite parisienne, en télétravail à 100%. Elle quittera Alteca le 19 décembre.

Que va-t-il se passer, les quelques semaines restantes ? Les jours qui suivent le Toï Toï on a peu d'occasions de se croiser. Et puis un jour, après un restaurant d'équipe où elle était assise à une autre table, on se rencontre à la caisse au moment de payer, et Amélie m'adresse un sourire, un sourire incroyable, que j'essaie d'abord de comprendre, d'intérpréter, et puis j'abandonne, je m'abandonne au sourire d'Amélie, dont je rêve tous les jours depuis un an, aujourd'hui il m'est franchement et, je crois, sincérement addressé, ça me rend heureux, je me sens bien tout à coup, je m'envole comme aux premiers jours quand je la croisais par hasard dans un couloir alors que je pensais ma journée foutue, je lui souris à mon tour tant bien que mal, même si le mien doit forcémment avoir une nuance de tristesse.

Le clignotement de l'icône Skype est toujours une émotion forte ; et c'est bien elle qui me pope pour me dire qu'on pourrait manger ensemble ce midi ? Je passe prendre un sandwich, on se retrouve boulevard Stalingrad, elle propose qu'on aille s'asseoir sur un banc parc de l'Europe, mon parc de l'Europe adoré avec Amélie. Nous discutons en marchant. Elle porte une tenue inhabituelle, une robe en laine sur leggings, du rose. Nos sujets aussi sont différents, on parle de politique, Amélie vient d'une famille de droite, tendance dont elle s'est détachée tardivement après qu'un ami lui a révélé qu'elle avait une "sensibilité de gauche". J'imagine Amélie, aujourd'hui buvant les mots de Silvia Federici et Frédéric Lordon, aller voter pour Nicolas Sarkozy.

Elle mange une soupe de légumes froide qu'elle a transvasé dans une gourde isotherme. On est bien sous le soleil de décembre, il fait frais, on s'est assis dans le petit square du Tonkin qu'elle appelle "jardin d'enfants". Je me sens bien avec elle.

Presque timidement, Amélie commence à me parler de Flo. Je lui dit, "Flo, c'est...", elle finit ma phrase, "... ma compagne". Flo a un entretien d'embauche aujourd'hui pour un poste qui lui tient à coeur, au sein d'une association qui travaille à la sauvegarde des forêts. Un peu comme Terre de liens, mais pour les forêts. Je ne connais pas Terre de liens alors Amélie essaie de m'expliquer, l'association Réseau Alternatives Forestières rachète des parcelles pour les sauver de l'exploitation productiviste.

J'ai envie d'en savoir plus sur Flo, mais je n'ose pas demander.

En repartant au bureau on croise Fred qui nous fait un signe amical, avec son grand sourire. Il fait un petit saut de coté pour éviter une grande flac d'eau brillante de soleil, au milieu du chemin aux pavés irréguliers du Mail Jean-Monet. 

19 décembre. Le temps est frais et sec, une belle journée d'hiver, très ensoleillée. Hier, Amélie m'a proposé qu'on mange ensemble pour sa dernière journée à Lyon. Elle envisagé de proposer un resto d'équipe mais considère qu'elle doit faire ce qu'elle a envie et non respecter des conventions sociales. Moi, ça me va. Elise lui a demandé aussi ce qu'elle a prévu, alors nous passerons tous les trois prendre un miwam à Botanic et iront déjeuner au parc.

Le matin, à la place du traditionnel pot de départ, Amélie a prévu un petit-déjeuner. Je descends à la cafét du rez-du-chaussée avec mon mug, je la regarde discuter avec des collègues d'autres services, quand nos regards se croisent je souris un peu. Tout au long de la matinée nous nous croisons, échangeons quelques mots, buvons ensemble des chicorées.

A midi, Elise, Amélie et moi longeons le boulevard avec nos sacs en papier craft. J'aime bien notre trio, sincère et pudique, on ne sait pas exactement ce qui se passe mais on est bien, en tout cas c'est mon sentiment.

On mange sur un banc en papotant. On s'échange nos numéros de téléphone, nos adresses postales, on note sur des carnets nos couleurs préférées. A la fin du repas nous sortons des petits cadeaux de départ, Elise lui offre un jeu de société, moi un livre, appelez-moi par mon prénom de Nina Bouraoui.

Amélie nous emmène ensuite visiter la serre tropicale. Je n'y suis jamais entré, je ne savais même pas que l'accès était libre. Je flanne dans la chaleur épaisse en regardant distraitement les cacaoyers, les minuscules bananes. Amélie aurait pu travailler ici pendant qu'elle préparait son BTS de gestion agricole mais elle a finalement opté pour la stabilité d'Alteca.

En sortant de la grande serre du XIXème je m'immobilise un instant, le soleil de décembre sur le visage. Je ferme les yeux le temps de quelques respirations. Je sais bien que je suis arrivé à un point de basculement, tout est en suspend, pendant encore quelques secondes peut-être et puis après on va repartir, de plus en plus vite, je vais replonger quelque-part, où je ne sais pas mais rien ne sera plus comme avant.

L'après-midi nous discutons encore un peu, en salle café. Enfin, elle dit au revoir à l'équipe, ça ne sert à rien mais je lui écrit encore sur Skype mon bonheur de la connaitre, elle me réponde "bonheur partagé". Je souris mais je ne pleure pas.

Elle met sa veste, son sac en bandouillière, prend son ordinateur portable pour le rendre aux services généraux; elle ouvre la porte palière et nos regards se croisent alors mes lèvres disent silencieusement : salut. Puis elle s'en va et la porte se referme.

Julia est à son cours de théatre, j'ai couché les enfants. Assis sur mon canapé, je regarde la video d'une table ronde sur le thème "pour une forêt vivante". Elle est animée par Hubert Julien-Laferriére, l'ancien maire du 9ème arrondissement de Lyon. Nous l'avions rencontré une fois avec Julia à un débat citoyen organisé sur les pentes de la Croix-Rousse, et avions été impressionnés par son engagement ferme et pragmatique. Il y avait aussi Nathalie Perrin-Gilbert ce jour là, alors mairesse du 1er. Elle m'avait séduit par sa vision du monde, son ton direct et rêveur, mais aussi bien sûr par son regard, son sourire, ses cheveux noirs, que veux-tu.

A cette table ronde il y a aussi Cédric Villani, mathématicien lyonnais connu pour ses habits, sa médaille et son ralliement à Emmanuel Macron. Wikipédia m'apprend qu'il a depuis été exclu du parti présidentiel et a rejoint les mouvements écologistes. A la bonne heure.

Flo est face à sa webcam. Elle est chez elle, en arrière-plan on devine sa cuisine. Les volets en bois sont fermés. Murs ocre, carrelage antracite au dessus de l'évier hors champ, une simple lampe de bureau noire. Sur le mur à sa droite un tableau, on devine des silhouettes, l'ombre d'une foule un peu floue, peut-être du fusain sur toile. J'ai envie d'y voir une oeuvre d'Amélie. Les propos de Flo sont directs mais nuancés. Elle explique que certains propriétaires privés s'occupent bien de leur forêt, et à l'inverse elle connait des forêts communales très mal gérées. Elle ne veut pas que le propriétaire privé soit le méchant.

Seul dans mon salon, après une journée de télétravail, pour la première fois j'ai un aperçu de la maison en Corrèze, la maison d'Amélie.

Elle est partie il y a deux ans et demi. Je termine la lecture de son dernier e-mail, elle a eu un début d'année difficile mais ça va mieux. Elle commence par "Cher Simon", conclut par "Bien à toi, Amélie". 

Lyon, le 30 mars 2022.

Tu te souviens de M? M.J. Collègue du support technique, je crois. A l'atelier théâtre, souhaitant jouer des émotions. Comment dire. Je pense souvent à M. Hier soir, je pensais à M. M est une très belle fille. Assez grande, avec un look bien à elle. Sourire hallucinant. Portant souvent une veste, et dessous, un genre de débardeur. Les épaules de M, les omoplates de M, M et son dos musclé. M est sensible à l'écologie, et c'est tout ce que je sais de M. Bien sûr ça suffit pour rêver. C'est juste ce qu'il faut pour rêver, d'ailleurs. Imaginer des rencontres, une histoire. Une histoire entre M et moi. On a le droit de se raconter des histoires non ?

Journal du jeudi 10 décembre 2018